#AffaireMutamba | 19 millions disparus, une entreprise introuvable, une prison invisible... et un ministre de la Justice au banc des accusés. Derrière le scandale, se cache un bras de fer implacable entre justice, politique et ambitions contrariées.
Entre détournement, quête de justice et règlement des comptes, les dessous de l’affaire Mutamba. A Kinshasa, l’Assemblée nationale de la RDC a autorisé des poursuites contre le ministre d’État en charge de la Justice, Constant Mutamba, sur la base d’un rapport accablant de sa commission spéciale. Le dossier porte sur un présumé détournement de 19 millions de dollars destinés à construire une nouvelle prison à Kisangani (province de la Tshopo). Selon le réquisitoire du Procureur général près la Cour de cassation, Firmin Mvonde, Constant Mutamba aurait ordonné un paiement de 19 millions USD à la société Zion Construction sans respecter les procédures légales, et sans vérifier ni l’existence de l’entreprise ni la réalisation effective des travaux.
Un dossier judiciaire accablant : détournement de 19 millions USD.
La commission parlementaire a relevé de graves irrégularités dans ce projet. Tout d’abord, Mutamba aurait engagé le projet sans autorisation formelle du gouvernement, contrevenant aux règles de collégialité gouvernementale. Ensuite, l’entreprise bénéficiaire s’est révélée introuvable : aucun bureau à l’adresse indiquée, pas de site identifié à Kisangani pour la prison, et aucune trace de personnel ou de travaux sur le terrain malgré le décaissement des fonds. De surcroît, le ministre n’a pas respecté la législation des marchés publics : il n’a pas sollicité l’avis de non-objection de la Direction générale du contrôle des marchés publics (DGCMP), et il a payé 19 millions USD le 16 avril 2025 sur un compte privé (non un compte séquestre), soit bien au-delà de l’avance maximale de 30 % autorisée sans garanties.
Enfin, Mutamba est accusé d’avoir agi sans autorisation préalable du Trésor pour utiliser ces fonds : l’argent provenait en réalité du Fonds de réparation des victimes des crimes de l’Ouganda (FRIVAO), alimenté par les indemnités versées par l’Ouganda à la RDC, et censé dédommager des victimes de guerre. Le rapport parlementaire souligne que ces sommes, initialement destinées aux victimes, ont été redirigées de manière opaque vers un marché public douteux, ce qui constitue le cœur du soupçon de détournement.
Face à ces constatations, la commission spéciale a conclu que tous les éléments constitutifs du détournement de deniers publics étaient réunis. Elle a estimé que le détournement avait techniquement lieu dès l’instant où les fonds ont quitté le compte du gouvernement pour un compte privé non autorisé. De sérieux indices de culpabilité pèsent donc sur le ministre, justifiant qu’il soit inculpé pour détournement. Suivant ces recommandations, l’Assemblée nationale a massivement voté en faveur des poursuites (322 voix pour, 29 contre, 12 abstentions) lors de la plénière du 15 juin 2025.
Motamba, une étoile filante au sommet de l’État.
Âgé de 37 ans (né en avril 1988), Constant Mutamba Tungunga est un avocat de formation devenu l’une des figures de la nouvelle génération politique congolaise. Président du regroupement politique Dynamique Progressiste Révolutionnaire (DYPRO), il fut en décembre 2023 le plus jeune candidat à l’élection présidentielle, recueillant 0,2 % des suffrages. Par le passé, Mutamba a évolué dans la sphère de l’ancien président Joseph Kabila : il a fondé en 2014 le mouvement de jeunesse NOGEC (Nouvelle Génération pour l’émergence du Congo) et a intégré en 2018 la plate-forme Front Commun pour le Congo (FCC) de Kabila, où il siégea au bureau politique. Toutefois, en novembre 2021, il a rompu avec la famille kabiliste pour créer le DYPRO, se positionnant alors dans l’opposition politique. Ce virage lui a permis de se présenter en outsider à la présidentielle de 2023, se posant en « candidat de la rupture ».
Après la réélection de Félix Tshisekedi fin 2023, Constant Mutamba a rejoint le camp du pouvoir dans le cadre de l’union sacrée. Il a été nommé Ministre d’État, Ministre de la Justice et Garde des Sceaux le 29 mai 2024 au sein du gouvernement de la Première ministre Judith Suminwa. Sa nomination – succédant à Rose Mutombo – a été saluée par certains comme un signal fort en faveur de la jeunesse, Mutamba n’ayant que 36 ans au moment de sa prise de fonctions. Considéré comme un « brillant jeune leader » au parcours courageux, il incarnait le renouveau et la volonté de réforme de la justice congolaise selon ses soutiens.
Au gouvernement, Constant Mutamba s’est rapidement fait remarquer par son activisme et ses prises de position tranchées. Il a déclaré la guerre aux « réseaux mafieux » dans l’appareil judiciaire et prôné une lutte inflexible contre la corruption. Paradoxalement, c’est en tant que Ministre de la Justice – donc garant de la loi – qu’il se retrouve aujourd’hui accusé de malversations financières. Mutamba occupe une position délicate au sein du régime : membre de l’alliance au pouvoir mais issu d’un parti allié et non du noyau dur présidentiel, il semble avoir entretenu des rapports tendus avec certains piliers de l’exécutif, notamment la cheffe du gouvernement Judith Suminwa. Lors de son audition parlementaire, Mutamba a d’ailleurs évoqué ses relations difficiles avec la Première ministre, laissant entendre que son sort judiciaire pourrait relever de règlements de comptes internes. Ce contexte politique particulier éclaire la suite des événements.
Des poursuites sur fonds de guerre politico-judiciaire L’affaire Mutamba s’inscrit sur fond de relations exécrables entre le ministre de la Justice et le corps judiciaire congolais ces derniers mois. Deux épisodes notables illustrent ce conflit ouvert : la polémique des États généraux de la Justice fin 2024, et le bras de fer personnel entre Mutamba et le Procureur général Firmin Mvonde au sujet d’un bien immobilier en Belgique.
Tout remonte en novembre 2024. Présentés comme un grand forum de réforme du système judiciaire, les États généraux organisés du 6 au 16 novembre 2024 ont tourné à la confrontation entre Mutamba et les magistrats. Lors de la clôture, le ministre de la Justice a lu un rapport final qui, selon les syndicats de magistrats, ne correspondait pas du tout aux conclusions adoptées par les participants. Mutamba est accusé d’avoir présenté un « faux rapport », modifiant ou ajoutant des recommandations sans l’aval des assemblées plénières. En particulier, il aurait suggéré des changements controversés concernant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et le statut des magistrats, que les participants n’avaient pas validés. Outrés, les principaux syndicats de juges ont dénoncé un acte frauduleux du ministre et envisagé des représailles. Le 19 novembre 2024, lors d’une assemblée extraordinaire, ils ont annoncé deux mesures : d’une part, le dépôt imminent d’une plainte pour faux en écriture et usage de faux contre les auteurs du rapport altéré ; d’autre part, des démarches auprès des plus hautes autorités (Président de la République, Premier ministre, CSM) pour protester contre cette manipulation. Ce grave incident a marqué un point de non-retour entre Mutamba et la magistrature, ces derniers l’accusant publiquement d’avoir trahi la confiance en faussant les conclusions d’un forum censé améliorer la justice.
Quelques jours après, un autre front s’est ouvert directement entre Mutamba et le Procureur général Mvonde. En novembre 2024, la presse révèle que Firmin Mvonde a acquis discrètement un immeuble de rapport à Bruxelles pour environ 900 000 €, soulevant des suspicions sur l’origine des fonds. Le ministre Mutamba a saisi l’occasion pour passer à l’offensive : le 22 novembre 2024, il a publiquement annoncé l’ouverture d’enquêtes par l’Inspection générale des finances (IGF), la cellule antiblanchiment (CENAREF) et les renseignements (ANR) sur l’acquisition de cet immeuble par le Procureur général. Mutamba a affirmé avoir découvert l’information dans les médias et a sollicité ces investigations afin de « faire la lumière » sur ce qui pourrait s’apparenter, selon lui, à un enrichissement illicite du chef du Parquet.
Mutamba et Mvonde à couteaux tirés
Cette initiative sans précédent – un ministre de la Justice faisant enquête sur le plus haut magistrat du pays – a été très mal reçue dans les milieux judiciaires. Des sources au Parquet général ont aussitôt contesté la compétence du ministre pour diligenter une telle enquête contre un magistrat hors hiérarchie, rappelant que seul le Chef de l’État, en sa qualité de garant du pouvoir judiciaire, pouvait théoriquement sanctionner un Procureur général. Le cabinet de Firmin Mvonde a confirmé l’achat de l’immeuble, mais a produit des justifications : l’opération aurait été financée par un prêt bancaire de 750 000 € contracté auprès d’une banque congolaise (Equity BCDC) à des conditions de marché, et le remboursement serait en cours. Il n’y aurait donc pas eu de dépense disproportionnée par rapport aux revenus du magistrat, selon cette version. Le camp Mvonde a dénoncé un « chantage » orchestré par des détracteurs, minimisant la polémique comme l’œuvre d’un journaliste mal intentionné qui aurait menacé de révéler le prêt. Cette guérilla médiatico-judiciaire a exacerbé l’inimitié entre Mutamba et Mvonde.
Au fil de ces épisodes, le fossé s’est creusé entre le ministre et le Parquet. Firmin Mvonde a publiquement remis en cause la légitimité de Mutamba au sein des instances de la magistrature – lors des États généraux, il a déclaré qu’il ne voyait pas la place du ministre de la Justice au Conseil supérieur de la magistrature, insinuant que seule l’autorité du Chef de l’État y était reconnue. De son côté, Constant Mutamba n’a cessé de clamer que le Procureur général lui vouait une hostilité personnelle. Le 10 juin 2025, à la veille du vote de l’Assemblée, Mutamba a adressé une lettre officielle pour récuser Firmin Mvonde et l’ensemble des magistrats de la Cour de cassation dans cette affaire. S’appuyant sur l’article 59 de la loi du 11 avril 2013 (relative à l’organisation judiciaire), il invoque la « manifeste inimitié » du Procureur à son égard pour exiger qu’il se dessaisisse du dossier. Cette tentative de Mutamba pour écarter son accusateur direct n’a pas abouti : l’Assemblée nationale n’en a pas tenu compte et a autorisé les poursuites malgré tout. Elle illustre néanmoins combien le passif entre le ministre et le chef du Parquet a pu peser dans la genèse de cette affaire – d’aucuns y voient la source d’un acharnement réciproque plutôt qu’une coïncidence. Mutamba lui-même dénonce un “complot politique” et un règlement de comptes orchestré par le Procureur général, qu’il accuse de profiter de son dossier pour se venger de l’affaire de l’immeuble et des humiliations subies fin 2024.
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